Chapitre 1

C

Grantchester

Une vie peut changer aussi vite que le ciel anglais, mais jamais Ellie n’aurait imaginé que la sienne ressemblerait à une mer de brouillard. Le menton appuyé dans le creux de sa main, elle se laissait bercer par ses pensées, au rythme des vibrations du voyage, et fixait le paysage monotone qui se déformait par la vitre sale du train. Oui, ça pouvait si vite changer, une vie…

« We are now approaching Cambridge. »

Ellie sursauta à l’annonce du haut-parleur, cligna des paupières pour détacher son regard de la fenêtre. Pressée de quitter le wagon saturé de bavardages et de l’odeur âcre de fast-food, elle enfonça son bonnet sur son crâne et remonta le zip de son vieux bomber en cuir. Elle vérifia du bout des doigts que son téléphone n’avait pas bougé de sa poche. Quant à la photo de son oncle, elle l’avait glissée dans la doublure intérieure de sa veste ; pas question de l’égarer si près du but !

En équilibre sur la pointe des pieds pour retirer ses affaires du porte-bagages, elle vacillait sous le poids de sa valise. Elle manqua de renverser un passager moustachu.

— Désolée, bredouilla Ellie avec une grimace.

Le séjour commençait bien.

Le train s’arrêta dans un crissement métallique. Dès l’ouverture des portes, elle s’extirpa en hâte de la rame, et sa valise tomba sur le quai dans un bruit sourd.

La bise lui picotait la peau. Quelle idée de passer les vacances de février dans un manoir sombre et humide ! Tout ça pour un vieux bout de papier craquelé aux bords écornés. Mais c’était sa seule piste, alors… Ellie soupira et tira sur les bords de son bonnet. Tandis qu’elle enfouissait sa main libre dans sa poche, elle sentit son téléphone vibrer. Elle ravala vite une petite boule de culpabilité en ignorant, cette fois encore, l’appel de ses parents. Elle savait ce qu’ils allaient lui dire : sa mère s’assurerait de son bien-être, à coups de love par-ci et de sweetheart par-là, et son père lui rappellerait de changer ses francs suisses en livres sterling, « au cas où ».

Ils n’avaient rien à craindre, vraiment, Ellie avait fait ce trajet accompagnée tant de fois qu’elle aurait pu l’effectuer les yeux fermés ! Mais malgré leur inquiétude, ils n’avaient pas été trop difficiles à convaincre de laisser leur fille de quinze ans voyager sans eux pour rendre visite à la famille anglaise. Heureusement, d’ailleurs, parce que le retour d’oncle Charles coïncidait avec la semaine de relâche du lycée. Le Museum of Archaeology and Anthropology de Cambridge pouvait le renvoyer en déplacement à n’importe quel moment et Ellie ne voulait pas attendre un mois de plus. Elle ne serait donc pas seule. Et ses parents ne subiraient plus ses sautes d’humeur – pendant une semaine, du moins.

Mi-agacée mi-penaude, Ellie envoya tout de même un rapide message à son père, avant de longer le quai bondé pour s’arrêter devant le vendeur de pasties. Elle scrutait la foule, sourcils froncés, tentant de repérer un béret en laine, un veston en tweed et un nœud papillon rouge. Mais elle eut beau observer les passants, elle ne voyait Charles nulle part. Où était-il ? L’avait-il oubliée ? Ses parents avaient pourtant convenu qu’il viendrait la chercher. Elle ajusta son bonnet d’un geste nerveux. Peut-être patientait-il dehors ?

En sortant du hall, Ellie aperçut un jeune homme trapu affalé contre le mur en briques gris-jaune de la gare, cigarette aux lèvres. Son cœur dégringola au fond de son estomac. Edward. Elle croyait que son cousin était occupé au village, au pub du coin où il avait décroché un petit boulot. À cette heure-ci, il aurait dû être en train de servir des clients ! Mais c’était bien lui, sans aucun doute, avec son blouson noir, son jean noir usé, troué à certains endroits, et ses Dr Martens noires. Le regard dans le vide, il semblait blasé. Encore plus que d’habitude.

Ellie s’approcha de lui en traînant ses pieds et sa valise.

— Edward ? lança-t-elle, après s’être raclé la gorge.

Yeah,qu’est-ce que tu veux ?

— Edward, c’est moi, Ellie – Elizabeth.

Des petits yeux marron la dévisageaient avec curiosité. Les deux adolescents avaient un point commun : les nombreuses taches de rousseur qui clairsemaient leur nez et leurs joues. Ellie remarqua une cicatrice à l’arcade gauche, c’était nouveau. Le crâne rasé sous sa capuche aussi. Elle n’était donc pas la seule à avoir changé au cours des cinq derniers mois. Et dans le cas de son cousin, elle doutait que ce fût dans le bon sens.

— Qu’est-ce que tu as fait de tes cheveux, cousin ? On dirait un alien avec ce bonnet.

Elle le retira machinalement, révélant des mèches châtain clair désordonnées, coupées court quelques semaines auparavant.

— Bonjour à toi aussi. Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu bossais au pub de Grantchester pendant les vacances ? demanda-t-elle, dissimulant à peine sa déception.

Edward dessina un cercle sur les pavés avec le bout de sa chaussure.

— Je me suis fait virer.

Il jeta son mégot dans l’un des bacs à fleurs posés sur le rebord des grandes fenêtres arquées du bâtiment. L’ombre qui voilait son regard dissuada Ellie de s’étendre sur le sujet, alors elle se contenta d’un hochement de tête et d’un rapide « désolée ».

— Bon, tu viens ? asséna-t-il. C’est dad qui m’a envoyé te chercher, mais j’ai mieux à faire.

Le cœur d’Ellie se serra de plus belle. Pourquoi oncle Charles n’était-il pas venu la chercher lui-même ? Et que lui prenait-il, à Edward ? Il n’avait jamais été agréable avec elle, mais aujourd’hui son ton la fit hésiter une fraction de seconde avant de le suivre.

Le manoir des Talley se trouvait aux abords d’un village à quelques kilomètres au sud de Cambridge ; après un trajet en double-decker[1] d’une quinzaine de minutes, il fallait parcourir le reste du chemin à pied. Edward semblait s’amuser de voir sa cousine traîner sa valise, les joues rouges et le souffle court.

— Tu trimballes quoi là-dedans, des cailloux ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Ce n’est pas toi qui la portes.

— Oh non, cousin, ça gâcherait le plaisir.

Il alluma une autre cigarette et tira une longue bouffée.

— On arrive, ajouta-t-il avant d’en exhaler la fumée au visage d’Ellie.

Elle balaya le nuage infect, révélant la bâtisse qui se dressait devant eux, et qu’elle ne pouvait s’empêcher d’admirer à chacune de ses visites. On distinguait à peine la pierre gris-jaune si typique de la région sous l’épaisse couche de lierre qui grignotait la façade, même à cette période de l’année. Des glycines avaient été plantées au pied des fenêtres en saillie ; les branches, tels de gros serpents entrelacés, grimpaient jusqu’au toit à pignons, et certains rameaux chatouillaient la base d’une des cheminées. Sans le bruit des voitures en arrière-fond, on se serait cru au début du XXe siècle.

Le regard d’Ellie s’attarda une seconde de trop sur la fontaine au milieu du petit jardin à la française mal entretenu. Des oiseaux plongeaient leur bec dans l’eau, projetant des gouttelettes qui scintillaient dans le soleil froid de l’hiver. C’était déjà trop tard quand Ellie pensa à détourner les yeux. D’abord paisibles, les mouvements de l’onde s’étendaient du bassin jusqu’à emplir l’atmosphère, gonflaient à mesure qu’ils s’approchaient d’elle. Elle retint son souffle par réflexe, comme à chaque fois, et se prépara à la suite : les flots qui l’engloutissent, la pression dans sa poitrine, la sensation que ses oreilles vont imploser sous la douleur. Et puis il y a les cris étouffés de ses parents, par-delà l’eau trouble qui se referme sur elle telles les mains d’un géant liquide et glacé.

Ce n’est pas réel, ce n’est pas réel. Mais le répéter cent fois n’y changeait rien : les hallucinations bernaient systématiquement son cerveau et ses sens, elle avait l’impression de se noyer à nouveau, de suffoquer comme si l’eau s’infiltrait bel et bien dans ses poumons.

— Magne-toi, cousin.

La voix rauque d’Edward la ramena à la réalité. Secouée par une nausée et les tympans bourdonnant, Ellie s’efforçait de contrôler ses tremblements. Elle s’ébouriffa les cheveux, espérant avec ce geste chasser le brouillard dans sa tête, puis suivit Edward, qui montait à pas lourds les marches conduisant à la porte d’entrée. Il ne semblait pas avoir remarqué le malaise de sa cousine.

Une fois arrivée dans le hall, où un lustre aux cristaux ciselés éclaboussait de lumière les murs tapissés, Ellie posa la question qui la taraudait depuis son arrivée à Cambridge :

— Où est oncle Charles ?

Un léger trémolo troublait sa voix, mais son cœur avait retrouvé un rythme normal.

Dad ? Déjà parti, je crois.

La déception lui noua la gorge. Dans le ton de son cousin, elle décelait plutôt une touche d’amertume.

— Parti ? Mais…

Good evening, duck.

Ellie et Edward sursautèrent en entendant Charles Talley, apparu en haut de l’escalier, béret dans une main et sac de voyage en cuir dans l’autre. Avec sa barbe en collier grisonnante, il ressemblait un peu à Abraham Lincoln. Il fixait sa nièce avec malice par-dessus ses petites lunettes en métal ; ils avaient les mêmes grands yeux noisette, qui leur donnaient à tous les deux un air perpétuellement étonné.

Ellie souffla de soulagement, fourrant machinalement sa main dans la poche intérieure de son bomber pour effleurer la photo. Elle n’était peut-être pas venue pour rien, finalement.

Charles descendit d’un pas vif les marches recouvertes d’un tapis persan dont le motif avait été effacé par les passages.

— Tu as fait bon voyage ? Excuse-moi de ne pas avoir pu venir te chercher à la gare. Comme tu peux le voir, je suis sur le départ.

Une forte odeur de musc flottait dans le hall.

— Euh… aucun problème, balbutia Ellie, qui sentit à nouveau son estomac se contracter. Mais je croyais que tu m’aiderais pour mon devoir de recherche ?

— Et tu m’en vois désolé. (Il ajusta son écharpe, révélant le nœud papillon rouge sous le tartan.) Comprends-tu, duck, il s’agit d’une obligation de dernière minute : je dois me rendre en Australie pour le travail. Sens-toi libre de farfouiller dans la bibliothèque. On passera ton devoir en revue à mon retour : si tout se passe comme prévu, je serai rentré avant la fin de ton séjour. D’ailleurs, déclara-t-il avant de jeter un œil à sa montre, il faut que j’y aille. Avertis tes parents de ma part, tu veux bien ?

— Mais…

Un klaxon retentit alors qu’un taxi s’arrêtait dans l’allée de gravier.

Duck, tu es ici comme chez toi, et ce sera une bonne chose qu’Edward passe un peu de temps avec toi.

Il se massa les sourcils, l’air contrarié. Edward émit un grognement qui alourdit un peu plus l’atmosphère.

— S’il y a le moindre souci, j’ai laissé les coordonnées du site archéologique sur le bureau de la bibliothèque et un peu d’argent.

Charles ferma les boutons de son manteau, chanta « Goodbye now ! » et sortit. En observant la voiture démarrer et s’éloigner dans un crissement, Ellie constata que son oncle avait à peine accordé un regard à son fils.

— Il n’y a plus que toi et moi, maintenant, railla ce dernier, un rictus aux lèvres.

Une sensation de lourdeur engourdit les membres d’Ellie. Qu’était-elle censée faire, maintenant ? Ce n’était pas Edward qu’elle était venu voir, mais oncleCharles. D’ailleurs, ce dernier avait semblé accablé par son fils, tout à l’heure. Cela avait-il un lien avec la transformation physique d’Edward ? Ou peut-être avec son licenciement ? En tout cas, il était encore plus mal luné que d’ordinaire, et rester seule avec lui dans un manoir sombre et humide n’inspirait pas Ellie le moins du monde.

La pesanteur dans son corps se mua en fatigue. Même si une partie de son cerveau lui hurlait de faire demi-tour, l’autre savait qu’elle n’irait nulle part ce soir. Elle appellerait ses parents le lendemain pour organiser son retour en Suisse.

— Bon, quelle chambre a-t-il préparée ?

— Comme la dernière fois, cousin, celle juste à côté de la mienne.

Ellie connaissait le chemin. Ignorant les ricanements qu’Edward ne tentait même pas d’étouffer, elle gravit l’escalier, sa main libre agrippée à la rampe pour compenser le poids de sa valise. La pièce, tout comme le reste de la maison, n’avait pas changé. L’épais édredon qui recouvrait le lit à baldaquin avait été lissé et soigneusement bordé, le parquet ancien ciré, et un bouquet d’anémones bleues et violettes coiffait la table de chevet.

Un mot dépassait sous le vase ; Ellie reconnut la fine écriture de son oncle :

Ma chère nièce, que ces modestes fleurs puissent pallier mon départ impromptu. Charles.

Cette courtoisie un brin désuète la fit grincer des dents. Comme si un bouquet de fleurs pouvait compenser son abandon ! Il avait pourtant semblé aussi impatient qu’elle de l’aider – même s’il n’en connaissait pas les vraies raisons. Au lieu de ça, elle se retrouvait seule avec son cousin et une vieille photo qui ne lui servait plus à rien.

Elle s’affala sur le lit et laissa ses yeux tracer les moulures du plafond, avant de plonger la main dans son bomber pour en sortir le cliché. Elle l’avait déniché en ouvrant un livre emprunté à sa mère, un soir – probablement utilisé comme marque-page. Son oncle, qu’elle estimait alors âgé de treize ou quatorze ans, posait fièrement dans son uniforme scolaire gris devant le bureau de la bibliothèque. Il arborait déjà, à cette époque, un nœud papillon rouge vif. Comme à chaque fois qu’Ellie détaillait ce portrait, une impression de déjà-vu la frappa. D’abord, c’étaient les familières ondes qui floutaient le papier glacé et enflaient pour s’étendre vers elle. Mais tandis qu’elle redoutait les visions provoquées par l’eau, celle-ci ne l’effrayait pas, au contraire. Parce que le flashback ne la renvoyait pas à sa noyade, mais à ce qui s’était passé après. Une fois que son cœur s’était arrêté.

La peur de mourir n’avait duré qu’une fraction de seconde, vite balayée par la certitude que tout irait bien, qu’elle allait là où était sa place. Là où elle aurait toujours dû être. Au-delà des couleurs, des sons et des odeurs indescriptibles avec des mots humains, c’est ce sentiment d’être accueillie sans condition, sans réserve, qui restait ancrée au plus profond de son être. Un contentement parfait, une joie ineffable, si intenses qu’Ellie en avait les larmes aux yeux rien que d’y penser. Le sol que ses pieds avaient foulé, l’air qu’elle avait goûté, les murmures qui avaient caressé son visage, l’espace de quelques battements de paupières, lui avaient paru à la fois extraordinaires et d’une évidence parfaite. Quand son père l’avait réanimée, c’était comme si on l’arrachait à son chez-soi, et elle lui en avait voulu sur le coup.

La sensation de déjà-vu se terminait toujours de la même manière : des crépitements dorés envahissaient son champ de vision et un besoin inexplicable de voir son oncle frappait tous ses sens. Ellie ne savait pas pourquoi, ni comment, mais il avait un lien avec ce qui lui était arrivé au fond de ce fichu lac. Si son psychologue parlait d’une expérience de mort imminente, elle sentait jusque dans la moelle de ses os qu’elle n’avait pas vécu un phénomène neurologique. Elle avait, en esprit du moins, quitté un instant la surface de la croûte terrestre. Et elle devait en parler à oncleCharles. Ça aussi, elle le sentait jusque dans la moelle de ses os.

Une vibration l’arracha à sa rumination. Elle rangea la photo et sortit son téléphone, notant deux nouveaux messages : l’un provenait de ses parents, impatients de savoir leur fille arrivée à bon port. Elle les rassura d’une brève réponse – nul besoin de les inquiéter pour l’instant –, puis se concentra sur le second :

Très chère, j’espère que ton cousin te traite convenablement. Contacte-moi dès que tu en as l’occasion. Tilda.

Une bouffée de tendresse réchauffa sa poitrine, et elle s’empressa d’appeler sa meilleure amie.

— Ai-je bien l’honneur de m’adresser à toi, Elizabeth ? salua la voix veloutée de Tilda.

Ellie ne put retenir un petit rire, le langage fleuri de Tilda la surprenait encore parfois.

— Ben oui, patate, qui d’autre ?

— Alors, comment se déroule ton séjour en Angleterre ?

— Comme un bain de clous. Ou une douche de clous, souffla Ellie, la gorge serrée alors qu’elle repensait au départ précipité de son oncle.

Les cliquetis familiers des bijoux de Tilda retentirent au bout du fil – Ellie imagina son amie s’installer dans son grand pouf en cuir.

— Laisse-moi émettre une hypothèse, déclara Tilda. Il s’agit de ton cousin. Qu’a-t-il fait cette fois-ci ?

— Lui, ça va, fit Ellie, heureuse de se confier à une alliée. Enfin, il est ronchon, oui – plus que d’habitude. Il a dû se passer quelque chose, parce qu’il s’est fait virer du pub. Mais le pire, c’est que mon oncle est parti, il m’a laissée seule avec Edward. (Elle soupira, tritura la labradorite à son cou, témoin de leur amitié.) Je suis venue pour rien, Tilda, je vais appeler mes parents demain pour arranger mon retour.

— Ton retour ? s’offusqua Tilda. Mais alors, tu n’as même pas eu l’occasion de lui présenter la photographie ?

Ellie ravala sa salive, devenue acide.

— Non, il ne m’en a pas donné le temps ! Soi-disant qu’il va rentrer avant mon retour en Suisse. Mais je le connais, son travail est bien trop prenant, et mes parents ne me laisseront jamais passer une semaine seule ici.

Elle se frotta les paupières. Évoquer la situation à voix haute la rendait encore plus pesante. Elle avait évidemment mentionné la photo à Charles par téléphone ; il lui avait suggéré de la scanner et de lui envoyer par courriel. Hélas, elle n’avait éveillé en lui aucun souvenir particulier. En même temps, sur l’écran d’ordinateur, le portrait ne provoquait pas de réaction chez Ellie non plus… Elle avait donc trouvé une excuse pour parler à son oncle de vive voix : un devoir de recherche sur l’archéologie. Il devait l’aider à écumer ses nombreux ouvrages.

— Ça fait cinq mois que j’essaie de comprendre ce qui s’est passé, reprit-elle, les larmes lui montant aux yeux. Cinq mois que j’épluche chaque article, chaque revue qui me tombe sous la main. Cette photo, c’est la seule vraie piste que j’ai. Si ça se trouve, mon psy a raison, ou alors je perds la boule…

Après quelques secondes de silence, Tilda tenta de la réconforter :

— Et tu n’as rien éprouvé de sensationnel, en arrivant au manoir ? Aucune vision ou hallucination te prouvant que tu es sur le bon chemin ?

Ellie repensa à la fontaine, devant la bâtisse.

— Non, soupira-t-elle. Rien qui se rapproche des flashbacks provoqués par la photo.

— Accorde-toi une bonne nuit de repos, suggéra Tilda. Demain, tu y verras sans doute plus clair. En outre, ajouta-t-elle du ton mystique qu’elle employait toujours en parlant de ses pratiques ésotériques, mon pendule m’a indiqué que ton séjour ne serait pas vain.

Ellie soupira de plus belle.

— Si tu le dis. En tout cas, merci d’être là, patate.

— Et toi donc, rétorqua Tilda. Sans toi, ma chère, je dégusterais sûrement mon déjeuner seule sous la cage d’escalier du lycée, jour après jour.

— C’est vrai. Et maintenant tu dois supporter mes sautes d’humeur et mes obsessions.

— Qui ne serait pas tourmenté après avoir vécu ce que tu as vécu ? (Nouveau cliquetis de bijoux.) Ellie, tu m’en vois désolée, mais je dois te laisser, mon père m’appelle à l’aide pour le repas.

— D’accord, à bientôt, ma patate.

— À bientôt, mon tubercule. Je réaliserai une invocation pour la clarté et le soutien tout à l’heure, je suis sûre que cela te sera utile.

Ellie raccrocha avec une drôle de sensation au creux du ventre, les doigts toujours autour de son pendentif. Si tout son entourage savait qu’elle avait failli se noyer, seuls Tilda et son psychologue étaient au courant de ce qui s’était passé pendant les quelques minutes où son cœur s’était arrêté.

Tilda l’avait crue, soutenue, mais elle ne pouvait pourtant pas comprendre ce qu’elle ressentait – pas complètement du moins. Tu devrais être reconnaissante, tu as la vie devant toi. Ces mots, prononcés par ses parents, ses camarades de classe, ses enseignants, résonnaient comme un reproche. Et elle se sentait coupable de ne pas réussir à envisager les choses comme eux. Oui, elle avait survécu à la noyade, mais le monde qu’elle avait retrouvé lui échappait à présent. Elle y était comme une étrangère, forcée à y résider, car une partie d’elle-même était restée là-bas.

Comment expliquer à ses proches ce décalage qui creusait un fossé toujours plus grand entre eux ? Comment justifier son sentiment de solitude, alors qu’elle était bien entourée ? Comment avouer qu’elle ne souhaitait qu’une chose : retourner dans le monde fantastique de sa noyade, quitte à laisser toute sa vie derrière elle ?

Un grondement d’estomac lui rappela qu’elle ne pourrait pas se terrer indéfiniment dans les replis des coussins et des couvertures, à questionner le sens de sa vie. Elle glissa sa valise sous le sommier avant de descendre à la cuisine.

Alors qu’elle considérait l’intérieur désespérément vide du frigo, Ellie perçut des cris et des applaudissements provenant de la salle à manger. Elle y découvrit Edward, affalé devant son téléphone, une part de pizza à la main. Il était tellement absorbé par son écran qu’il ne la remarqua pas. Elle se racla la gorge.

Jesus ! glapit-il.

Sous le coup de la surprise, il avait lâché repas et téléphone, qui diffusait un combat de boxe.

— Tu pourrais prévenir, gronda-t-il en frottant son jean taché de sauce tomate.

— Je l’ai fait. Ce n’est pas ma faute si tu te fais zombifier par la technologie.

Il lui lança un regard mauvais, se servit d’une nouvelle part et reprit son visionnage. Quant à Ellie, elle s’installa à l’autre bout de la grande table en noyer. Elle avait toujours apprécié ces chaises, recouvertes de velours émeraude dont elle aimait la sensation sous ses doigts, tantôt doux et lisse, tantôt rêche. Le délicieux fumet de pizza lui titillait les narines et les papilles. Elle plaqua une main sur son ventre pour contenir les borborygmes infernaux.

— Tu partages ? finit-elle par lancer, n’y tenant plus.

— Commandes-en une autre, dit-il sans même lever les yeux.

— Allez, sois sympa, je meurs de faim !

— Pas ma faute si tu n’y as pas pensé plus tôt.

Il mâchouillait son dîner avec nonchalance, visiblement très fier de l’effet qu’il produisait sur sa cousine. Juste au moment où Ellie détournait les talons, elle entendit le glissement caractéristique du carton qu’on déplace sur la table. Il ne restait que deux parts dans la boîte, mais c’était mieux que rien.

— Merci, souffla-t-elle avant d’engloutir son maigre repas, qui apaisa toutefois son estomac.

Après quelques minutes de silence troublé seulement par les bruits de mastication et de lutte, Ellie entreprit de briser la glace :

— Il voulait dire quoi tout à l’heure, oncle Charles ? C’est parce que tu as été viré ? Qu’est-ce que tu as fait ?

— Mêle-toi de tes affaires, cracha Edward. Je t’en pose, moi, des questions ?

Ellie tressaillit devant son ton acerbe. C’était quoi, son problème ? Il dégageait une aura étrange depuis leurs retrouvailles à la gare.

— Du calme, je voulais juste faire la conversation, tempéra-t-elle. Ça fait un moment qu’on ne s’est pas vus.

— Si quelqu’un a quelque chose à raconter, c’est toi, cousin. Tu as sacrément mauvaise mine, on dirait qu’on t’a repêchée du lac il y a seulement quelques jours. C’est les poissons qui t’ont bouffé les cheveux ?

Ellie hoqueta. Un uppercut dans la poitrine n’aurait pas eu pire effet. L’air se bloqua dans sa gorge, si nouée qu’elle irradiait de douleur, et malgré ses efforts pour les contenir, des larmes germèrent au coin de ses yeux.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles, s’étrangla-t-elle avant d’essuyer son visage d’un geste brusque.

— C’est très simple, lâcha Edward. Tu t’occupes de tes affaires, et je m’occupe des miennes, tu piges ?

Ellie ne répliqua pas ; elle se contenta de le fusiller du regard avant de sortir en trombe de la cuisine. De toute façon, elle avait perdu l’appétit. Tellement contrariée par la discussion avec son cousin, elle ne remarqua pas qu’elle avait dépassé la porte de sa chambre. Ce n’est qu’en voyant le battant de bois onduler et les paillettes dorées envahir son esprit qu’elle réalisa où elle se trouvait. Juste devant la bibliothèque.


[1] Bus à deux étages, courants au Royaume-Uni.

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